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LE CORPS COMME OBJET TECHNOLOGIQUE


VIE ET MORT DE PAUL VIRILIO

Paul Virilio est décédé à la mi-septembre. Dans une autre vie, mon ami Pierre Blouin et moi étions les éditeurs d’une des premières revues numériques du Québec. Hermès : Revue critique a vécu 5 ans, nous avons publié 10 numéros de près de deux cents pages chacun. C’était une belle aventure, une grande aventure. Pierre Blouin publia alors un compte rendu d’un livre de Virilio à propos de la bombe informatique. Livre, à mon sens, qui n’a pas vieilli. 

En hommage à cet homme, je présente ce texte ici pour que vous puissiez connaître aussi cet auteur qu’est Pierre Blouin.

Bonne lecture

 


Publié le 29 novembre 200
 

Paul Virilio, La bombe informatique, Paris, Galilée, 1998.

« …la hâte croissante est un symptôme de la transmutation du monde en chiffres » Ernst Jünger, « Soixante-dix s’efface » Vol. 1, Gallimard, 1984, p. 366 (cité in Virilio p. 93)

Dans ce petit recueil de chroniques parues dans des journaux allemands, suisses et autrichiens, Virilio poursuit son exploration philosophique de la techno-science, « produit de la confusion fatale de l’instrument opératoire et de la recherche exploratoire » (p. 11). Depuis près de deux siècles, «la science a évoluée dans l’unique perspective de la recherche de performances limites, au détriment de la découverte d’une vérité cohérente et utile à l’humanité » (Idem). Ce qui intéresse toujours et encore Virilio, le penseur de la technique des pensées, c’est bien cette question cruciale du rapport de la pensée à l’univers qui la contient et l’exprime. Que devient la pensée en rapport avec les techniques ? Telle pourrait être la question qui résumerait (résumer pris ici au sens d’expression et de condensation symboliques) son œuvre. Mais pour ce faire, il nous aide essentiellement à articuler une pensée critique dans un univers de technique. Comme le dit Nancy Dolhem dans Le Monde Diplomatique de décembre 1998 (« Vers la guerre de l’information ») :

(…) chaque ouvrage de Paul Virilio constitue pour l’esprit un événement et une jubilation. De tous les penseurs contemporains, il apparaît comme l’un des plus incisifs, des plus créatifs […] Lire ses textes, c’est s’exposer à voir le monde de manière radicalement différente et singulièrement stimulante. Il propose, littéralement, une nouvelle perspective pour mieux situer l’univers contemporain dans une problématique, tel un visionnaire, il perçoit distinctement là où tant d’autres tâtonnent et multiplient les confusions. […] Historien des techniques, et notamment des techniques de la guerre, Virilio, qui se définit comme un « critique d’art de la science » parle de l’intérieur des sciences. Il met en garde, avec une rare lucidité, contre les nouvelles illusions et les nouvelles aliénations créées par les technosciences. (p.31) 

Avec ce bouquin, Virilio conteste toujours la technologie comme destin, le « Cyber comme nouveau continent », qui reflète la société et qui est sans responsable et sans tête (dixit John Perry Barlow, président de l’Electronic Frontier Foundation, dans son célèbre manifeste pour le cyberespace).

On dit que Virilio se répète, et c’est vrai. Comme tout grand artiste qui reprend ses thèmes dans chacune de ses œuvres. On ne répétera jamais assez ce que les gens sont aveugles à voir. Mais contrairement aux technojunkies, Virilio « revisite » ses thèmes, les retourne, les réinvestit de nouvelles interrogations. Dans ce cas-ci, c’est la bio-technologie qu’il joint à ses réflexions sur l’image, ou plus précisément sur l’illusion d’optique en tant que caractéristique du 20e siècle (p. 31). Le danger est la réalisation achevée de cette illusion, il est le virtuel intégral.

Seul un philosophe peut nous faire une telle affirmation ; le virtuel est une appréhension du réel, donc une philosophie du monde. En tant que philosophie et phénoménologie, il a ses lois propres, son évolution propre. Il se réalise dans un univers où tout est information et données, où tout est quantifiable. La reproduction de l’être humain par un automatisme (donc, sans faille) ne relève pas de la simple expérience scientifique ni du souci médical du mieux-être : elle exprime d’abord et avant tout un destin de l’homme industriel, elle parachève la logique de la Raison et de la Machine — après la technologie des matières inertes, celle des matières vivantes. Le modèle de la technologie, c’est le vivant. La technologie qu’on connaît est déjà du vivant en boîte, elle ne fait que tendre vers plus de réalisme biologique.

C’est pourquoi la science-fiction est entrée maintenant dans une phase de confusion avec la réalité. « Dol n’est donc pas une innovation, ni même un événement […] Avant d’avoir un avenir, elle a eu un passé, de « lourds antécédents » comme on dit […]» (p. 40). C’est cela qui devrait nous inquiéter, avertit Virilio: « ce lourd passé de notre société moins industrielle que militaro-industrielle », où prospective scientifique et crime ont progressé ensemble (Hiroshima en est l’exemple premier) (Idem). Avec ces « comités d’éthique » composés d’experts scientifiques, techniques, « moraux », voire des grands trusts, on établit une « justice expérimentale » qui cautionne cette nouvelle barbarie en en délimitant les excès (p. 40-41). À cet égard, ceux qui trouvent le mot « barbarie » trop fort, liront avec attention Hubert Doucet, professeur à la Faculté de médecine et à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal, ainsi qu’à la Faculté de médecine de l’Université de Genève. Il a publié notamment Aux pays de la bioéthique chez Labor et Fides, en 1996.

Pour faire des expériences médicales, on n’hésite pas à prendre des prisonniers, des personnes handicapées, des gens âgés en institution. Et on ne dit pas à ces personnes qu’elles sont l’objet d’expériences dangereuses (1) 

Des chercheurs se sont révolté, ont parlé dans leurs revues savantes, il y a eu enquête du Congrès américain. Mais ce sont les scientifiques eux-mêmes qui ont dit « Il faut faire quelque chose. Il faut amorcer une réflexion morale. » (p. 19)

Or, rappelle Doucet, « L’analyse des principes de la bio-éthique fait voir leur ambiguïté, la différence des interprétations, et l’absence de philosophie commune d’où découleraient ces principes. Ceux-ci deviennent plutôt des mots de passe (…) » (Doucet, 1996, p. 99) Autrement dit, la bio-éthique évite la philosophie, la réflexion de base ; elle ne remet pas en question la bio-technologie, mais se contente d’une approche technique qui vise à l’humaniser si possible…

Aujourd’hui, quand les gens pensent à la bioéthique, ils pensent à la prise de décision. C’est effectivement une des missions de l’éthique. Mais l’autre fonction essentielle de l’éthique, c’est sa fonction de réflexion. Autrement l’éthique perd son âme et il n’y a plus d’éthique à proprement parler. (Doucet, 1998, p. 28) 

Voilà donc pourquoi nous avons doublement besoin de Virilio le philosophe, qui aborde ce complément à son domaine de réflexion en nous disant : si l’éthique ne sert qu’à réglementer la réparation du corps, sans se demander pourquoi le corps s’est brisé ni faire une investigation les conditions de vie du corps, alors elle continue la techno-science (p. 41, Virilio) la bio-éthique, dans cet état, raffine la technocratie médicale et pharmaceutique actuelle. « (…) la technologie médicale et l’organisation technocratique des soins ont fait du médecin et du malade deux étrangers. » (Doucet, 1998, p. 21)
Non à la virtualisation complète du vivant, clame Virilio. Non à la science schizophrène! En ce siècle où on considère encore le corps de l’esclave comme matière première, par les bienfaits de la mondialisation et de sa main-d’œuvre tiers-mondiste autant qu’occidentale à bon marché, quel est le sens de ce « progrès technologique » qu’on nous répète et qu’on nous fait entrer dans les mœurs ? Si Virilio dénonce le « pseudo-individualisme » et l’hédonisme libéral (p. 42), c’est bien plutôt que ces marques de l’Homme contemporain sont le fruit d’un système d’inconscience organisée, de non-responsabilité, qui étouffe la spiritualité et sa survie nécessaire (p. 43). Pour accuser Virilio de « conservatisme », il faudrait d’abord avoir soi-même une idée élevée de la culture et du spirituel (autrement que comme mots-clés à soumettre à un moteur de recherche).

Dans ce livre, Virilio s’intéresse aussi (et encore) à la guerre, qui « tue la réalité du monde », et ces nouvelles abolitions de cette réalité que sont l’effet de serre, la réalité en direct à la télé, ou sur Internet, les accidents technologiques… Parfois, certains trouveront que la philosophie exagère, grossit démesurément, joue avec une dramatique. Pourquoi ne pas considérer ces éléments comme le corollaire d’une pensée forte ? Oui, Virilio dramatise parce que la situation est dramatique mais qu’on ne parvient pas à le réaliser. Une pensée radicale n’est pas une pensée soft, faite de descriptions objectives, de compromis sur les faits ou des réserves dans l’interprétation. Le lecteur intelligent est celui qui sait faire la part des choses face à la lecture d’un esprit de cette envergure. Il ne s’agit pas de pardonner les « exagérations » d’un écrivain ordinaire, mais bien plutôt d’entrer dans un univers exigent, puissant, où le symbolique du discours occupe la première place. (Pour cela, il faut d’abord savoir lire symboliquement). Quand Virilio nous parle de la science ou de la bio-éthique, il nous entretient de leur mythologie, de leur signification symbolique et spirituelle, de leur histoire dans la tête des hommes, des désirs secrets et inavouables qu’elles expriment…

Par exemple, le retour incessant du panoptique dans son discours. « De fait, écrit-il, la fameuse mondialisation exige de s’observer et de se comparer sans cesse les uns aux autres » (p. 72). Ceci, après avoir débuté sur une anecdote : l’émergence d’une nouvelle télé-vision grâce aux sites Internet des « livecams » qui permettront de surveiller quelqu’un dans sa maison, qui se prête au jeu pour faire partager ses angoisses, ses hantises, à tout un réseau (p. 69). Virilio ne se contente pas d’une analyse psychologique ou sociologique de la chose. Ni même d’une analyse morale ou éthique. Il fait le parallèle avec la vieille technologique, avec le terrorisme des gens ordinaires, et avec la bombe informatique, qui désintègre non plus la matière, mais la « paix des nations par l’interactivité de l’info » (p. 74).

Quelle est au juste cette bombe ? C’est, en gros, la face cachée de l’interactivité. Là où on vivait sur une base de fraternité et de collaboration, d’auto-respect mutuel, on vit sur celle de l’espionnage continu, de la curiosité obsessionnelle, de la transparence absolue. Toutes ces caractéristiques sont celle du totalitarisme. «La guerre économique s’avance masquée par la promotion de la plus grande liberté de communication…» (Idem).
Cette notion de bombe informationnelle a d’ailleurs été formulée par nul autre qu’Einstein à la fin de la Deuxième Guerre. Il s’agit là d’un aspect moins connu de son œuvre, celle d’une réflexion sur la symbolique du modèle atomique, et de la radioactivité. Témoin, pour illustrer ceci, cette phrase de Virilio: « Déraison du plus fort, l’entreprise multinationale laisse sur la touche (la touche OK!) le plus faible, le « citoyen du monde » consommateur d’une sorte de jeu de société où le réflexe conditionné l’emporte sur la réflexion partagée ; phénomène statistique de massification des comportement … » (p. 76)

Voilà comment l’interactivité peut en venir à dominer l’Homme. C’est déjà celui d’une conception dominante de la gestion de l’information, telle qu’on l’entend par la communication électronique, et qui s’est depuis longtemps positionnée comme instrument économique.

Pour Virilio, la communication directe, le « live », le temps réel consacrent « la mort prématurée de toute langue vivante » (p. 83). Il faut taire la parole et voir, ne faire que cela, voir et être vu, être fasciné par l’immédiat, le fait, l’événement, les chiffres, le superficiel, le « chat », le papotage, les opinions (éclairées ou non), la banalité, la stupidité. Un univers de talk-shows, de stars, de « top models ». Plus rien de difficile ni d’exigeant au plan intellectuel (ça fait « prétentieux »). Dans les universités, réduction du corpus théorique aux trois grands domaines maîtres : celui de l’économie (Peter Drucker et consorts) ; celui du digital (Nicholas Negroponte, Minsky) et celui de la philosophie-sociologie (Pierre Lévy, Alvin Toffler). La pensée E-mail, ainsi que l’exprime Negroponte : « Brevety is soul of e-mail » (p. 84). On ne fait pas de débat par e-mail.
Alors, dépassé, le « vieux » Virilio ? En fait, Virilio travaille beaucoup dans son enseignement auprès des jeunes universitaires. Quel « jeune » internaute tout dynamique a jamais remarqué que les images transmises par le Sojourner depuis la surface de Mars sur Internet étaient en tout point semblables à celle de ses fantasmes de virtualité ? Pures images, de nulle part, du vide, de l’inhumain, fascinantes à cause de cela seul… « La soi-disant conquête de l’espace n’étant jamais qu’une simple conquête de l’image de l’espace pour un monde de téléspectateurs », remarque Virilio (pp. 91-92) en commentant le rêve candide du pionnier russe de la caméra de télé au cours des années 30, Vladimir Zworykin, qui voyait son invention comme l’œil d’une fusée spatiale.
C’est d’ailleurs dans l’exploration spatiale que la technologie supplante l’homme, qu’elle trouve son plein potentiel là où l’homme n’a pas affaire. Nous connaissons (et peut-être habitons) les planètes par la technologie, avec le corps de la machine… La nouvelle génération de techniciens du Jet Propulsion Laboratory, de Pasadena, en Californie, par exemple, dirigent le Sojourner à partir de micro-ordinateurs, dans des salles ressemblant à un bureau de comptables… Finie l’étape de la chienne expérimentale à la Laïka ou de l’homme de laboratoire (l’astronaute héroïque à la Glenn ou à la Gagarine). Une corporation de pionniers disparaîtra ainsi, après l’avatar de la station spatiale. L’homme de l’espace sera plutôt un « travailleur du savoir » doué du sens de l’exploration technique.

Toute révolution politique est un drame, mais la révolution technique qui s’annonce est sans doute, plus qu’un drame, une tragédie de la connaissance […] la cybernétique des réseaux n’est pas tant une technique qu’un système – un techno-système de communication stratégique […]. (p. 121)

En étant tous connectés, le moindre risque devient systémique : en témoigne amplement le virus informatique. Et d’autre part, information et désinformation sont convergentes et absolument synonymes, nécessairement synonymes, puisque l’information est la stratégie de la mondialisation. Elle est la forme de connaissance exigée par le temps réel et l’interactivité. « La promotion du Web et de ses services online n’a en effet plus rien de commun avec la commercialisation d’une technique pratique (…) puisqu’il s’agit cette fois de la plus vaste entreprise de transmutation de l’opinion jamais tentée en temps de paix ; une entreprise qui fait fi de l’intelligence collective comme de la culture des nations » (p. 124).

Le virtuelle des marchés financiers en donne un premier aperçu. Entreprise de globalisation de l’imaginaire collectif, Internet rejoint bien vite la logique du clonage : rendre tous les hommes pareils pour qu’ils pensent tous pareillement. Plus de dissensions, plus de débats, même plus d’idées ; le rêve idéal du spéculateur et du technicien. « L’inflation virtuelle ne concerne donc plus seulement l’économie des produits manufacturés, la bulle financière, mais l’intelligence même de notre rapport au monde » (p. 127). « La globalisation des échanges n’est donc pas économique, elle est d’abord écologique (…) » (p. 130). Elle pollue non pas uniquement les substances, mais les distances (autre notion clé chez Virilio) « et les délais qui composent le monde de l’expérience concrète » (Idem).

La perspective du temps réel des télécommunication conjugue l’actuel et le virtuel, les deux produisent « un relief analogue à celui des graves et des aigües de la haute-fidélité » (p. 133). C’est le relief de l’événement, et non de la chose (entité physique, palpable). « Rien n’arrive, tout se passe » (p. 28). Le monde réduit à une bande passante, à un flux de données.

Virilio nous laisse sur ce constat : « Désormais, le génie génétique prend le relais de l’atomique pour inventer sa bombe » (p. 154) C’est la vie et l’espèce qui sont maintenant en jeu dans notre inconscience technologique collective, qui a à peine senti la réalité de l’horreur atomique qui est nôtre depuis 50 ans. « Bombe génétique et informatique ne constituant qu’un seul et même « système d’armes » (Idem). Car l’information est la troisième dimension de la matière organisée après la masse et l’énergie, rappelle Virilio. C’est pourquoi on peut parler de guerre de l’information, comme il y en a une de la masse et de l’énergie. Non pas « guerre propre » à zéro mort, comme on veut nous le faire croire avec les opérations américaines au Moyen-Orient, mais guerre plus subtile à « zéro naissance » ; contre la bio-diversité et la planète elle-même. Guerre de l’inconscience de la consommation, guerre de la pensée « ordinaire ».

Pierre Blouin

(1) « En éthique, tout part du respect de la personne et de son autonomie » in RND, no. 11, décembre 1998, p. 18.

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